Sisyphe se marre
Voici la bonne nouvelle : l'existence n'a pas de sens. Pas de plan, pas de script, pas de note à atteindre. Juste le hasard, l'entropie, et nous au milieu. Libres.
Libres de quoi ? Pas du désespoir, qui rend fou. Pas de l'espoir, qui ment. Mais de la joie. Celle qui naît les yeux grands ouverts, dans la conscience même de l'absurde.
Comment tenir ensemble lucidité et joie ? Comment voir le monde tel qu'il est et vibrer quand même d'être vivant ?
Camus l'avait compris. Sisyphe pousse son rocher. Le rocher redescend. Sisyphe le sait. Mais dans cette conscience même s'ouvre un espace. Celui de la révolte. "L'absence totale d'espoir n'a rien à voir avec le désespoir." C'est se libérer de l'attente. L'espoir nous enchaîne à un futur hypothétique. Le désespoir nous écrase sous le poids du néant. La joie court-circuite les deux : elle affirme maintenant, sans justification.
Spinoza avait un mot pour ça. Non pas la joie comme état, mais comme mouvement. "Le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection." L'énergie qui monte quand on sent qu'on peut davantage. Augmentation de puissance. Rien à voir avec le bonheur béat.
Face aux puissants qui dominent, qui exploitent, qui manipulent, cette joie-là devient politique. Refuser de leur livrer aussi notre humanité, notre capacité à ressentir, à créer. La joie n'est pas distraction. Elle est défiance.
Hannah Arendt parlait d'amor mundi. Aimer le monde tel qu'il est, sans illusions. Maintenir une connexion vivante avec l'existence malgré sa corruption. Trouver la joie au milieu du chagrin. Non pas à côté, non pas après, mais dedans.
Dans les camps, Viktor Frankl a vu des hommes et des femmes conserver une étincelle. Ce qu'il appelait "la dernière des libertés humaines" : choisir son attitude face aux circonstances. Même face aux conditions les plus déterminantes. L'attitude comme seul territoire inviolable.
Ceci n'est pas de la positivité toxique. C'est l'inverse. C'est regarder en face le fait que la vie est merdique pour un maximum de gens, que l'entropie gagne toujours. Et affirmer quand même. Créer quand même. Ressentir pleinement quand même.
Audre Lorde appelait ça l'érotique. La capacité à ressentir intensément toutes les dimensions de l'existence. Cette force vitale comme critère : est-ce que ça engage ma force authentique ou est-ce que ça m'exploite ?
Un danger guette : l'élitisme. Facile de parler de joie avec un minimum de sécurité matérielle. Elle doit s'incarner dans les conditions concrètes d'oppression. Sinon c'est du bavardage.
Le pleasure activism devient crucial ici. Le plaisir n'est pas un luxe hédoniste. C'est une mesure de liberté. Une infrastructure de résilience. Les militants qui se martyrisent s'épuisent. Ceux qui intègrent la joie tiennent la distance.
Attention cependant au piège de la consolation. La frontière est fine entre joie authentique et auto-persuasion. La vraie joie déstabilise, ouvre, crée. La fausse joie referme, rassure, fait oublier.
Prendre la distance nécessaire. Ajuster son itinéraire avec comme boussole le bien-être et la décence. La vie comme voyage dont le pivot est l'exploration, l'adaptation au spontané. Nos ressources comme port d'attache.
La joie n'est pas la solution au problème insoluble du sens. Elle est la réponse éthique au fait qu'il n'y a pas de solution. Ce qui reste après qu'on a accepté l'entropie. Elle émerge précisément parce qu'on a cessé de vouloir résoudre l'insoluble.
La conscience tragique ouvre un espace de liberté radicale. Puisque rien n'est écrit, tout peut être créé. Puisque rien n'est garanti, chaque instant peut être habité intensément. La vie mérite d'être vécue pleinement même sans sens ultime. Surtout sans sens ultime.
Refuser le faux choix : lucidité ou vie. On peut les deux. Voir clair et danser. Accepter l'absurde et créer. Savoir que tout finira et aimer le monde.
L'acte de résistance véritable. Non pas contre la mort ou l'entropie (on ne peut rien contre ça). Mais contre la tentation du désespoir. Contre l'idée que la lucidité doit nous écraser.
La joie émerge là où elle ne devrait pas pouvoir émerger. C'est sa nature. C'est pour ça qu'elle est révolutionnaire.
Références
Camus, Albert. Le Mythe de Sisyphe, 1942.
Spinoza, Baruch. Éthique, 1677.
Deleuze, Gilles. Spinoza: Philosophie pratique, 1981.
Arendt, Hannah via Berkowitz, Roger. La politique radicale de la joie, 2025.
Frankl, Viktor. Man's Search for Meaning, 1959.
Lorde, Audre. Sister Outsider, 1984.
Brown, Adrienne Maree. Pleasure Activism, 2019.