Vivants ou fuyants ?

Il y a quelque chose de profondément ironique dans notre condition. Nous sommes la seule espèce à savoir qu'elle mourra, et cette conscience devrait peut-être nous rendre plus vivants. Au lieu de cela, elle nous a rendus fous.

Pas fous au sens clinique. Fous dans le sens où nous avons construit des civilisations entières pour échapper à cette vérité simple : tout passe, tout finit, nous compris. Et ces constructions (le travail sans fin, l'accumulation frénétique, la distraction permanente) nous vident précisément de ce qui pourrait donner du sens à nos vies éphémères.

Le bug de la conscience

Un scientifique a dit un jour : "Un être qui sait qu'il mourra est né d'ancêtres qui ne le savaient pas." C'est toute notre histoire dans une phrase. L'évolution nous a donné une conscience brillante, pour planifier, coopérer, transmettre. Mais cette même conscience a produit un effet secondaire que personne n'avait prévu : la compréhension de notre propre fin.

Notre cerveau, câblé pour survivre, se retrouve face à un paradoxe qu'il ne peut pas résoudre. L'instinct dit : continue à vivre. La conscience répond : tu vas mourir quand même. De cette tension est née une angoisse fondamentale que les neurosciences parviennent aujourd'hui à mesurer. Quand nous pensons à la mort, notre cerveau mobilise des ressources énormes pour supprimer cette pensée, la repousser, la noyer sous autre chose.

C'est épuisant. Et c'est universel.

Les deux fuites

Face à cette angoisse, nous avons développé deux stratégies complémentaires.

La première : laisser une trace, construire un héritage. Travailler dur, réussir, être reconnu, se projeter dans ses enfants. Créer quelque chose qui nous survivra. C'est le "travaille dur" de notre époque.

La seconde : se distraire, se perdre dans le présent. Consommer, se divertir, scroller, remplir chaque seconde de silence. Ne jamais s'arrêter assez longtemps pour que les pensées mortifères rattrapent. C'est le "amuse-toi bien" qui complète le tableau.

Ces deux pulsions, héritage et distraction, ne sont pas mauvaises en soi. Le problème est qu'elles se sont cristallisées en systèmes qui nous dépassent. Le capitalisme exploite magistralement notre besoin d'accomplissement. L'industrie du divertissement se nourrit de notre besoin de fuite. Et ensemble, ils créent une roue de hamster dont nous ne pouvons plus descendre.

La roue qui s'emballe

Car voilà le piège : ces systèmes ne résolvent jamais vraiment l'angoisse. Ils ne font que la repousser. Chaque accomplissement est éphémère. Chaque distraction doit être renouvelée. La satisfaction s'évapore toujours, plus vite même qu'avant.

Alors nous accélérons. Nous travaillons plus pour gagner plus pour consommer plus. Nous cherchons des distractions toujours plus immersives, des réussites toujours plus éclatantes. La demande de sens, d'accomplissement, de diversion ne cesse de croître tandis que l'offre devient obsolète à peine consommée.

C'est ce qu'un chercheur appelle la "runaway selection" : la roue tourne de plus en plus vite, exigeant toujours plus de ressources, détruisant toujours plus la planète, générant toujours plus d'anxiété. Nous courons après notre queue pour échapper à la mort et nous créons les conditions de notre effondrement collectif.

Les chiffres sont là : les sociétés les plus riches ont les taux d'anxiété et de dépression les plus élevés. Le bonheur stagne depuis cinquante ans malgré le doublement du PIB. Nous avons dépassé six des neuf limites planétaires qui garantissent la vie sur Terre.

L'ironie est complète : en refusant d'accepter notre finitude individuelle, nous détruisons les conditions de notre survie collective.

Ce qui nous sépare

Mais il y a pire que cette fuite. Il y a les mensonges qui la justifient.

Nous nous sommes convaincus que nous étions séparés, de la nature, des autres, de nos propres corps. Que nous pouvions contrôler, dominer, accumuler sans limite. Que la croissance pouvait être infinie sur une planète finie. Que les technologies nous sauveraient de nos contradictions.

Ces illusions structurent nos vies. Elles créent des hiérarchies, légitiment l'exploitation, justifient la destruction. Et elles nous coupent précisément de ce qui pourrait nous apaiser : le lien, la communauté, l'appartenance à quelque chose qui nous dépasse sans nous nier.

Pourtant

Pourtant, il existe autre chose. Des communautés qui ont cessé de fuir. Des groupes qui se sont assis avec leur finitude et ont décidé de vivre autrement.

Pas de retour romantique à un passé mythifié. Pas de solution miracle technique. Juste des gens qui tissent d'autres façons d'être ensemble. Qui réduisent leur temps de travail et découvrent qu'ils ont moins besoin d'argent. Qui cultivent des jardins communs et retrouvent du lien. Qui organisent des rituels collectifs pour honorer les passages, naissances, morts, saisons.

Ces alternatives existent partout, fragmentées, modestes, souvent invisibles. Mais elles montrent qu'une autre réponse est possible. Pas l'élimination de l'angoisse, ça, c'est impossible. Mais son intégration. Accepter que tout passe, et précisément pour cela, choisir ce qui compte.

Le choix qui reste

Nous ne pouvons pas échapper à notre conscience de la mort. C'est le prix de notre lucidité. Et nous ne pouvons pas, individuellement, renverser les structures qui nous aliènent.

Mais nous pouvons reconnaître le piège. Voir quand notre frénésie de travail est une fuite, quand notre consommation est une anesthésie, quand nos ambitions sont des défenses. Cette lucidité ne résout rien, mais elle crée un espace.

Un espace pour poser des questions. Est-ce que je vis ma vie ou est-ce que je la fuis ? Qu'est-ce qui me nourrit vraiment ? Qu'est-ce qui me relie ? Avec qui puis-je construire autre chose ?

Et surtout : si j'acceptais vraiment que je vais mourir, que tout ce que j'accumule disparaîtra, que rien ne peut me sauver de ma finitude, comment voudrais-je vivre le temps qui reste ?

La seule certitude

Il n'y a pas de réponse universelle à ces questions. Pas de méthode en cinq étapes. Pas de happy end garanti.

Il y a juste cette vérité simple, têtue, qu'on peut choisir d'accueillir ou de fuir toute sa vie : nous sommes ici, pour peu de temps, ensemble. Tout ce qui vit meurt. Tout ce qui commence finit.

Et c'est précisément pour cela, et non malgré cela, que ce qui se passe entre le début et la fin pourrait avoir de l'importance.

Pas une importance cosmique. Pas un sens gravé dans le marbre de l'univers. Juste l'importance que nous choisissons de lui donner, ensemble, dans le temps qui nous est accordé.

C'est peu. C'est fragile. C'est tout ce que nous avons.

Et peut-être que c'est suffisant.


Références

Sur les mécanismes neurophysiologiques de l'anxiété de mort :

  • Klackl, J., Jonas, E., & Kronbichler, M. (2012). "Existential neuroscience: Neurophysiological correlates of proximal defenses against death-related thoughts". Social Cognitive and Affective Neuroscience.

Sur l'évolution de la conscience et Homo absurdus :

  • Aarssen, L. (2018). "Meet Homo absurdus: The evolution of self-awareness and the pursuit of legacy". The Evolutionary Review.
  • Lehto, R. H., & Stein, K. F. (2009). "Death Anxiety: An Analysis of an Evolving Concept". Research and Theory for Nursing Practice, Vol. 23, No. 1.

Sur la Terror Management Theory :

  • Becker, E. (1973). The Denial of Death. Free Press.
  • Solomon, S., Greenberg, J., & Pyszczynski, T. (2015). The Worm at the Core: On the Role of Death in Life. Random House.

Sur les hallucinations de la modernité et la métabolisation collective :

  • Oliveira, V. M. de (2025). Outgrowing Modernity: Digesting the Lessons of Hospicing Modernity. North Atlantic Books.

Sur la post-croissance et les alternatives systémiques :

  • Collectif (Kallis, G., Hickel, J., O'Neill, D. W., et al.) (2025). "Post-growth: the science of wellbeing within planetary boundaries". The Lancet Planetary Health.
  • Parrique, T. (2019). The Political Economy of Degrowth. Thèse de doctorat, Université Clermont Auvergne.

Sur l'écologie libertaire et l'autogestion :

  • Marty, C. (2025). "L'écologie libertaire d'André Gorz". Entretien et analyse.
  • Gorz, A. (1980). Adieux au prolétariat. Galilée.

Sur le tissage d'alternatives :

  • Bajpai, S., & Ramasar, V. (2024). "Articulating Crisis and Creating Radical Alternatives: Weaving Alternatives in the Global South". Rapport de recherche.

Sur la conscience et la perception :

  • Seth, A. (2024). "Consciousness in Humans and Other Things". Conférence Faraday, Royal Society.

Sur l'actualisation de soi réinterprétée :

Kaufman, S. B. (2020). Transcend: The New Science of Self-Actualization. TarcherPerigee.