Le Dernier Client
Le panneau holographique clignotait dans la bruine acide : PERPETUITY Inc. - Vivez pour toujours. Littéralement.
Marcus poussa la porte. Le hall sentait le désinfectant et quelque chose de plus vieux, de plus lourd. Derrière le comptoir, une femme aux tempes grisonnantes leva les yeux de son écran.
"Vous avez rendez-vous ?"
"Non. Je... je veux arrêter."
Elle cligna lentement, comme si elle n'avait pas bien entendu.
"Pardon ?"
"Mon abonnement. Je veux résilier."
Un silence. Puis elle tapota son écran, les sourcils froncés.
"Monsieur... Chen. Abonné depuis quarante-trois ans. Package Premium Éternel. Quatre-vingt-douze renouvellements cellulaires complets. Vous avez cent vingt-sept ans biologiques, mais trente-deux en apparence." Elle releva la tête. "Vous réalisez que sans le traitement..."
"Je meurs. Oui. C'est l'idée."
La femme se leva, mal à l'aise. "Je dois appeler un conseiller."
Le conseiller s'appelait Dave. Costume impeccable, sourire professionnel, mains jointes sur le bureau comme une prière inversée.
"Marcus, je comprends que vous traversiez une phase difficile. Beaucoup de nos clients expérimentent ce que nous appelons le 'syndrome du siècle'. C'est normal après cent ans. Mais ça passe."
"Ça ne passe pas, Dave. Ça empire."
"Nous avons d'excellents thérapeutes. Certains de nos clients les plus anciens ont trois cents ans et ils sont parfaitement épanouis."
Marcus regarda par la fenêtre. Dehors, le flux ininterrompu de publicités holographiques promettait jeunesse, succès, plaisir. Toujours plus. Toujours nouveau.
"Vous savez combien j'ai eu d'emplois, Dave ?"
"Non, je..."
"Dix-sept. J'ai tout fait. Chef d'entreprise, artiste, scientifique, vagabond. J'ai eu quatre familles. Douze carrières. J'ai visité chaque continent trois fois. J'ai appris onze langues, dont trois mortes." Il rit sans joie. "Mortes. Comme moi je devrais l'être."
Dave pianota sur sa tablette. "Nous pouvons vous offrir notre nouveau package 'Renaissance'. Six mois dans un centre où nous effaçons vos souvenirs les plus pénibles, nous vous donnons une nouvelle identité..."
"Pour que je recommence la même merde avec un autre visage ?"
"Marcus..."
"Vous savez ce qui m'a tué, Dave ? Pas l'ennui. Pas la lassitude. Ça, je pourrais gérer." Il se pencha en avant. "C'est que plus rien ne veut dire quelque chose. Quand on a tout le temps, plus rien n'est urgent. Plus rien n'est précieux. Je ne me souviens même plus du visage de ma première femme. La vraie. Celle d'avant."
Dave eut un mouvement de recul imperceptible.
"Mes enfants sont morts. Mes petits-enfants sont morts. Leurs enfants aussi, probablement. J'ai arrêté de compter. Et moi je suis là, figé à trente-deux ans, à boire des cafés synthétiques dans des villes qui changent de nom tous les vingt ans."
"Nous pouvons ajuster votre traitement. Ralentir certains processus cognitifs pour que le temps paraisse..."
"Plus rapide ? C'est ça votre solution ? Me lobotomiser chimiquement pour que je supporte l'éternité ?"
Dave ferma sa tablette d'un geste sec.
"Monsieur Chen. Vous avez signé un contrat. Clause 47-B : tout arrêt volontaire du traitement est considéré comme un suicide assisté. Nous devons par conséquent suivre le protocole légal. Évaluation psychiatrique, période d'attente de six mois, approbation d'un comité d'éthique..."
"Je sais. J'ai lu le contrat il y a quarante ans. En entier. J'avais le temps."
La salle d'attente était bondée. Marcus reconnut le type. Tous le même regard. Celui de gens qui avaient trop vécu.
Une femme à sa gauche, cheveux platine, peau parfaite. Deux cent trente ans selon le bracelet à son poignet.
"Première tentative ?" demanda-t-elle sans le regarder.
"Oui."
"Sixième pour moi. Ils finissent toujours par me convaincre de rester. La dernière fois, ils m'ont offert deux ans gratuits et un upgrade neural. J'ai dit oui." Elle eut un rire creux. "Vous savez ce qui est drôle ? Avant, les gens voulaient vivre pour toujours pour avoir le temps de faire tout ce qu'ils voulaient. Maintenant on veut mourir parce qu'on a eu le temps de tout faire."
Sur l'écran mural, une publicité : une famille immortelle souriante dans un jardin éternel. Le slogan s'afficha en lettres dorées : "Parce que vous méritez toutes les vies."
Marcus ferma les yeux.
Six mois plus tard, ils le convoquèrent pour l'audience finale. Trois médecins, deux avocats, un éthicien. Des visages graves derrière une table en verre.
"Monsieur Chen," commença l'éthicien, "nous avons examiné votre dossier. Vos évaluations psychologiques sont... préoccupantes mais pas pathologiques. Vous n'êtes pas déprimé au sens clinique. Vous êtes... fatigué."
"C'est illégal d'être fatigué ?"
"Non. Mais c'est traitable."
Marcus se leva. "Vous voulez savoir ce que j'ai fait hier ?"
Silence.
"Je suis allé au musée. Section vingt et unième siècle. Il y avait une exposition sur les 'anciens rituels funéraires'. Des photos de cimetières. Des urnes. Des pierres tombales avec des dates." Sa voix se brisa. "Des dates de fin. Et vous savez ce que j'ai ressenti ?"
Ils attendaient.
"De la nostalgie. Pour un monde où les choses se terminaient. Où la vie avait une forme. Un début, un milieu, une fin. Comme une histoire. Comme quelque chose qui voulait dire quelque chose."
L'une des avocates toussa. "Monsieur Chen, nous comprenons votre détresse, mais..."
"Non, vous ne comprenez pas. Vous êtes tous sous traitement. Vous êtes tous coincés dans la même illusion. Que plus c'est long, mieux c'est. Que la mort est l'ennemi. Mais ce n'est pas la mort l'ennemi." Il pointa son doigt vers la fenêtre, vers la ville infinie. "C'est ça. Cette vie sans fin qui n'est plus une vie. Juste une survie prolongée. Un refus étiré à l'infini."
Le président du comité consulta ses collègues du regard.
"Nous allons délibérer."
Ils refusèrent.
Bien sûr qu'ils refusèrent.
Marcus sortit dans la rue. La pluie acide avait cessé. Les écrans publicitaires hurlaient leurs promesses. Jeunesse. Beauté. Performance. Éternité.
Il marcha longtemps, jusqu'aux quartiers qu'ils appelaient les Zones. Là où vivaient ceux qui n'avaient pas les moyens du traitement. Les mortels. Les éphémères.
Un bar miteux. Marcus entra, commanda un whisky. Autour de lui, des visages ridés, des dos voûtés, des mains tremblantes. De la vraie vie qui s'achevait.
"Première fois ici ?" Un vieil homme au bar. Vraiment vieux. Quatre-vingts ans peut-être. Une éternité pour eux.
"Oui."
"On vous reconnaît. Les immortels. Vous avez ce regard. Comme si vous étiez déjà morts mais que quelqu'un avait oublié de vous le dire."
Marcus vida son verre.
"Vous savez ce qui est drôle ?" dit le vieillard. "Vous, vous voulez mourir. Moi, je donnerais n'importe quoi pour quelques années de plus. Juste assez pour voir mes petits-enfants grandir. Pour finir ce foutu livre que j'écris depuis vingt ans." Il rit. "On est cons, les humains. On veut toujours ce qu'on n'a pas."
"Et si les deux étaient vrais ? Si vous aviez raison de vouloir plus de temps et si j'avais raison de vouloir que ça s'arrête ?"
Le vieil homme haussa les épaules. "Alors on est juste coincés dans la mauvaise réalité, chacun de notre côté."
Marcus laissa un billet sur le comptoir. Bien plus que nécessaire.
"Pour votre livre."
Dehors, la nuit tombait. Artificielle, comme tout le reste.
Il pensa à ce que la femme dans la salle d'attente avait dit. Sixième tentative. Combien lui faudrait-il ? Combien d'audiences, de refus, d'années à attendre la permission de cesser d'exister ?
Son téléphone vibra. Un message automatique de Perpetuity Inc. :
"Cher client, votre prochain renouvellement cellulaire est prévu dans 30 jours. Réservez maintenant et profitez d'une réduction de 15% sur nos nouveaux packages anti-vieillissement cérébral !"
Marcus éteignit son téléphone.
Il marcha jusqu'au fleuve. L'eau était noire, toxique, interdite. Mortelle pour les mortels. Probablement mortelle aussi pour lui, si seulement il arrêtait son traitement.
Mais ils ne le laisseraient jamais arrêter.
C'était ça le vrai piège. Pas l'immortalité. Mais l'impossibilité d'y renoncer. Ils l'avaient rendu prisonnier de sa propre survie.
Marcus s'assit au bord de l'eau. Au-dessus de lui, un panneau géant affichait le nouveau slogan de Perpetuity :
"Vivez toutes vos vies. Parce que vous le méritez."
Il éclata de rire. Un rire qui se transforma en sanglots. Puis en silence.
Quelque part dans la ville, des milliers d'autres immortels faisaient la même chose que lui. Travaillaient, consommaient, se divertissaient. Fuyaient. Encore et encore. Pour toujours.
Et quelque part aussi, dans les Zones, des mortels comptaient leurs jours précieux, en voulant toujours un peu plus.
La seule différence, pensa Marcus, c'est qu'eux au moins savaient que ça finirait.
Et ça devait compter pour quelque chose.
Ça devait.