Dernier Carnaval
"Nous avons choisi la beauté. Sept jours de célébration. Une fin digne. Une fin filmée." Les caméras de diffusion flottent autour de lui, drones aquatiques aux LED clignotantes.
Mandat référence HED-2091-VENEZIA-FINAL. Chroniqueuse de joie, catégorie B, accréditation gouvernementale. Mission : documenter les manifestations d'euphorie collective dans les zones de transition hédonique. Durée : sept jours. Rémunération : standard plus prime de risque psychologique.
J'arrive le premier jour avec mon carnet étanche, mes trois stylos de secours, ma caméra rétinienne désactivée. Les touristes débarquent par centaines. Appareils submersibles, combinaisons de plongée décoratives. Ils photographient tout. Les habitants sourient, posent. L'eau lèche les pavés. Dix centimètres.
Le maire fait son discours depuis le balcon de la mairie. "Nous avons choisi la beauté. Sept jours de célébration. Une fin digne. Une fin filmée." Les caméras de diffusion flottent autour de lui, drones aquatiques aux LED clignotantes. Cinquante millions de spectateurs en direct. Les paris sont ouverts : combien tiendront jusqu'au bout ? À quelle heure le pic d'euphorie ? Quel sera le dernier mot prononcé ?
Je prends des notes. Distance. Professionnalisme. J'écris : "Déni collectif organisé. Possible mécanisme de défense contre terreur existentielle."
Conneries.
Le soir, la fanfare joue sur la place. L'eau monte - quinze centimètres maintenant. Les gens dansent, pieds nus dans l'eau tiède. Leurs rires résonnent entre les façades. Je reste sur les marches de l'église, au sec, et j'écris. J'écris que leurs sourires sont crispés. Que c'est du faux-semblant.
Mais les sourires ne sont pas crispés.
Jour deux. Chevilles.
L'eau a cette couleur étrange, pas sale, pas propre. Bronze liquide. Elle sent le sel, l'algue, quelque chose de vaguement métallique. Les touristes pataugent, excités. Certains ont des cocktails flottants dans des verres spéciaux. Le bar du Palazzo Vecchio a tout son stock à écouler.
Les habitants ont sorti les lampions. Centaines de lampions flottants, alimentés par des LED solaires. Ils dérivent au gré des courants entre les jambes des danseurs. Rouge, or, violet. La place devient aquarium de fête.
Je filme. J'écris. "Esthétisation de la fin. Spectacularisation du deuil. Économie terminale."
Une vieille femme me regarde écrire. Elle est assise sur le rebord de la fontaine, ironique, la fontaine maintenant noyée dans la marée. Elle a des fleurs dans les cheveux. Des vraies fleurs, pas des artificielles. Elles dégoulinent.
"Tu documentes quoi, petite ?"
"La joie."
"Tu la vois ?"
"Je la décris."
Elle rit. Crachat mouillé, toux rauque. "Tu peux pas décrire ce que tu ressens pas."
Je note : "Résidente, 70-75 ans, probable déni, projection défensive."
Jour trois. Genoux.
Ça monte plus vite maintenant. Les marées se superposent. L'eau ne redescend plus vraiment. Elle stagne, gonfle, envahit. Les touristes commencent à partir. Pas tous. Certains restent, fascinés. Les caméras tournent sans arrêt.
La fanfare joue dans l'eau. Le chef d'orchestre porte des cuissardes de pêcheur. Absurde. Magnifique. Absurdement magnifique. Les notes résonnent différemment. L'eau capte les basses, les amplifie. Chaque coup de grosse caisse fait vibrer ma cage thoracique.
Les danseurs sont moins nombreux mais plus intenses. Ils ne dansent plus pour les caméras. Ils dansent comme si leurs vies en dépendaient. Ce qui est vrai d'une certaine façon. Ou faux. Je ne sais plus.
Marta m'aborde pendant que j'écris. Trentenaire, cheveux courts, robe rouge qui flotte autour d'elle comme du sang dans l'eau. Elle vend, vendait, des fleurs au marché.
"Tu restes ?"
"Je documente."
"C'est pas ce que j'ai demandé."
Elle a raison. Je ne sais pas si je reste. Je peux partir. J'ai mon laissez-passer, mon transport garanti. Encore deux jours avant la submersion complète.
Elle me montre ses mains. Elles tremblent. "J'ai peur. Mais je danse. C'est pas de la bravoure. C'est juste que j'ai plus rien d'autre à faire de ma peur."
Je note. Mais mes doigts tremblent aussi.
Cette nuit-là, je ne dors pas. L'eau a envahi mon hébergement temporaire, un appartement au deuxième étage supposé rester au sec encore trois jours. Erreur de calcul. L'eau s'en fout des calculs.
Je m'assois dans quinze centimètres d'eau tiède. Mon carnet sur les genoux. J'essaie d'écrire mais les mots sonnent creux. "Manifestation collective d'hystérie euphorique." "Mécanisme psychologique d'acceptation." "Ritualisation du trauma."
Dehors, la musique continue. Ils dansent toute la nuit. Je les entends rire. Ce ne sont pas des rires hystériques. Ce sont des rires pleins. Ronds. Vrais.
Je pense à partir. Mon transport part dans douze heures. Je peux encore fuir. Rentrer. Écrire mon rapport dans un bureau sec. Expliquer leur joie avec des termes savants. Publier. Être citée.
Mourir quarante ans plus tard dans un lit d'hôpital en me demandant ce que ça faisait.
Jour quatre. Mi-cuisses.
Je sors. L'eau est partout maintenant. Les bâtiments émergent comme des îles. Les lampions se multiplient, quelqu'un a ouvert tous les stocks municipaux. La ville brille. Rouge et or sur bronze liquide.
L'eau aux genoux. Tiède, presque corporelle. Les lampions flottent entre nous comme des méduses phosphorescentes. Marta danse devant moi, sa robe rouge devenue pourpre sombre, collée à ses cuisses. Elle rit. Un rire qui monte des tripes, pas de la gorge. Ses dents brillent dans la lumière sous-marine des projecteurs que la municipalité a installés au fond.
Elle me tend la main.
Mon carnet étanche glisse. Plonge. Disparaît dans l'opacité brunâtre.
Je regarde ma main vide. Trois jours de notes. Trois jours à chroniquer la joie comme on dissèque un cadavre. À maintenir la distance professionnelle. À écrire "euphorie collective" quand je voyais des gens hurler de rire en regardant l'eau monter.
Marta attend, main tendue, eau jusqu'aux hanches maintenant. Ça monte vite à cette heure. Les marées de la fin d'après-midi.
Je prends sa main.
Sa paume est chaude malgré l'eau. Elle m'attire dans la ronde. La fanfare joue sur le kiosque central, immergé jusqu'à la taille. Le tuba crache des bulles avec les notes. Le son résonne différemment sous l'eau, plus profond, viscéral, comme si la ville elle-même chantait.
Nous tournons. L'eau résiste, ralentit nos mouvements, transforme la danse en chorégraphie aquatique. Je ris. Mon rire me surprend. Ce n'est pas un rire malgré. C'est un rire parce que.
Parce que l'eau monte et que c'est beau.
Parce que nous allons mourir et que c'est maintenant.
Mon carnet coule quelque part sous nos pieds. L'encre se dilue. Les mots se dissolvent. Tant mieux. On ne peut pas documenter ça. On peut juste le devenir.
L'eau à la taille. Je ne cherche plus mon carnet. Marta me tient toujours la main. D'autres mains se joignent aux nôtres. Nous formons une chaîne, une constellation humaine dans l'eau montante.
La fanfare joue encore. Les musiciens ont de l'eau jusqu'au cou maintenant. Ils soufflent dans leurs instruments immergés. Les bulles montent. La musique devient étrange, déformée, sublime.
Le soleil se couche. Orange et rouge. Les lampions s'allument automatiquement. Des centaines. Des milliers peut-être. Nous dansons dedans, entre eux, avec eux.
L'eau monte.
Je ris.
Pas malgré l'eau. À cause d'elle. Avec elle.
Quelqu'un chante. D'autres reprennent. Je ne connais pas les paroles mais je chante quand même. Ma voix se mêle aux autres, à l'eau, à la nuit tombante.
Les caméras filment toujours. Cinquante millions de spectateurs. Qu'ils regardent. Qu'ils voient qu'on peut mourir en dansant. Qu'on peut choisir la beauté jusqu'au bout.
L'eau atteint mes épaules.
Marta me sourit. Ses cheveux flottent autour de son visage.
"Tu documentes toujours ?"
Je lui souris en retour.
"Je suis devenue."