Mauvaise nouvelle pour le capitalisme : vous allez mourir

Voici une expérience de pensée simple. Pas une utopie. Pas un programme politique. Juste une question : que se passerait-il si nous cessions collectivement de traiter notre mortalité comme un problème à résoudre ?

Si, au lieu de construire des systèmes entiers pour échapper à cette évidence (tout passe, tout finit) nous l'acceptions comme donnée fondamentale de l'existence ? Non pas avec résignation, mais avec lucidité. Non pas comme défaite, mais comme point de départ.

Cette question n'est pas théorique. Elle révèle quelque chose d'essentiel : une part massive de nos structures économiques, politiques et culturelles n'existe que parce que nous refusons notre finitude. Ces structures ne sont pas neutres. Elles se nourrissent de notre déni. Et si ce déni se dissolvait, elles perdraient leur raison d'être.

Alors regardons. Vraiment. Qu'est-ce qui s'effondrerait ?

L'accumulation comme religion

Commençons par l'évident : l'accumulation sans fin.

Aujourd'hui, accumuler est notre réflexe. Accumuler de l'argent, des biens, des expériences, des followers, des compétences, des titres. Nous accumulons parce que nous avons peur de manquer. Mais surtout, nous accumulons parce que nous avons peur de disparaître.

Chaque chose accumulée est une promesse implicite : je laisse une trace. Je compte. Je ne serai pas effacé. Mon patrimoine survivra. Mes enfants en bénéficieront. Mon œuvre demeurera. L'accumulation est notre façon de négocier avec le néant.

Mais si nous acceptions vraiment que tout ce que nous accumulons retournera à la terre ? Que nos empires financiers s'effondreront ? Que nos noms seront oubliés ? Que même nos enfants mourront un jour ?

Soudainement, l'accumulation perdrait son sens. Pas complètement, nous aurions toujours besoin de ressources pour vivre. Mais l'accumulation comme projet existentiel s'effondrerait. La course frénétique, le dépassement des besoins, la compétition pour avoir toujours plus, tout cela repose sur l'illusion que l'accumulation nous sauve de la mort.

Elle ne nous en sauve pas. Elle nous en distrait juste assez longtemps pour que nous en voulions encore plus.

Si nous acceptions notre finitude, nous poserions une autre question : de quoi avons-nous vraiment besoin pour vivre bien le temps qui nous est donné ? Cette question change tout. Elle rend obsolète l'idée même de croissance infinie. Elle fait exploser le mythe du PIB comme indicateur de réussite. Elle démantèle l'économie de l'accumulation.

L'héritage comme immortalité déguisée

Ensuite, il y a l'obsession de l'héritage.

Nos sociétés sont structurées autour de la transmission. Transmettre un patrimoine. Transmettre un nom. Transmettre des valeurs, une entreprise, une nation. Nous travaillons pour nos enfants. Nous construisons pour les générations futures. Nous voulons être dans les livres d'histoire.

C'est noble, non ? Se projeter au-delà de soi-même ?

Sauf que cette projection est souvent un déni déguisé. Nous nous projetons dans l'avenir parce que nous refusons que notre présent se termine. Nous nous projetons dans nos enfants parce que nous voulons croire qu'une partie de nous survivra. L'héritage est notre stratégie d'immortalité par procuration.

Si nous acceptions vraiment notre mortalité, nous poserions une question différente : qu'est-ce que je veux vivre maintenant, plutôt que léguer demain ?

Cette question fait voler en éclats des pans entiers de nos vies. Le surinvestissement parental qui traite les enfants comme des projets d'immortalité. Le workaholisme qui sacrifie le présent pour un héritage hypothétique. L'accumulation de capital pour "assurer l'avenir" des générations futures pendant qu'on détruit leur planète.

Accepter la finitude ne signifie pas abandonner toute transmission. Cela signifie transmettre ce qui est vivant (les relations, les savoirs, les gestes) plutôt que des structures mortes qui emprisonnent ceux qui viennent après nous dans nos propres peurs.

Les dynasties familiales deviendraient absurdes. Les empires économiques transmis de père en fils perdraient leur légitimité. L'héritage comme accumulation de pouvoir et de richesse à travers les générations, cette machine à perpétuer les inégalités, s'effondrerait.

Le travail comme preuve d'existence

Puis il y a le travail. Non pas le travail comme activité nécessaire. Mais le travail comme identité. Le travail comme preuve que nous existons.

"Que fais-tu dans la vie ?" est notre première question. Nous nous définissons par notre métier. Nous mesurons notre valeur à notre productivité. Nous travaillons 40, 50, 60 heures par semaine non pas parce que c'est nécessaire, mais parce que ne pas travailler, c'est risquer de disparaître.

Le travail est notre réponse collective à l'angoisse du vide. Si je suis productif, je compte. Si je contribue, j'existe. Si je laisse une trace professionnelle, je ne serai pas oublié. Combien de personnes sur leur lit de mort regrettent de ne pas avoir passé plus de temps au bureau ? Aucune. Mais nous continuons à sacrifier nos vies sur l'autel du travail.

Si nous acceptions notre finitude, le travail redeviendrait ce qu'il devrait être : un moyen, pas une fin. Une activité parmi d'autres. Une contribution, certes, mais pas une identité. Pas une preuve d'existence.

La semaine de 35 heures semblerait scandaleusement longue. L'idée de passer la majorité de notre temps éveillé à produire pour enrichir quelqu'un d'autre deviendrait intolérable. Les bullshit jobs, ces emplois dont même ceux qui les occupent reconnaissent l'inutilité, seraient immédiatement abandonnés.

Tout le système capitaliste du travail salarié, qui repose sur l'idée que nous devons prouver notre valeur en vendant notre temps, s'effondrerait. Non pas vers la paresse, mais vers une redéfinition complète de ce qui compte comme contribution.

La distraction comme mode de vie

Ensuite, l'industrie de la distraction.

Nous vivons dans l'ère du divertissement permanent. Netflix, réseaux sociaux, jeux vidéo, actualités en continu, notifications infinies. Chaque seconde de silence est potentiellement remplie. Chaque moment de vide est une menace.

Pourquoi ? Parce que le silence nous ramène à nous-mêmes. Le vide nous confronte à notre finitude. La distraction est notre morphine collective contre l'angoisse existentielle.

L'industrie du divertissement ne vend pas du contenu. Elle vend de l'anesthésie. Elle vend l'illusion que si nous restons suffisamment occupés, suffisamment divertis, suffisamment connectés, nous n'aurons pas à regarder en face la question qui hante : qu'est-ce que je fais de ma vie avant qu'elle ne se termine ?

Si nous acceptions notre mortalité, nous n'aurions plus besoin de fuir le silence. Nous pourrions nous asseoir avec notre finitude sans paniquer. Nous pourrions choisir délibérément nos distractions plutôt que de les consommer compulsivement.

L'économie de l'attention s'effondrerait. Les algorithmes conçus pour nous garder scrollant indéfiniment perdraient leur pouvoir. Les industries entières construites sur notre besoin de fuite (publicité, marketing, divertissement de masse) devraient se réinventer ou disparaître.

Nous retrouverions le goût de l'ennui. Non pas comme punition, mais comme espace. Un espace pour sentir, penser, être. Un espace où les questions essentielles peuvent émerger plutôt que d'être constamment repoussées.

La croissance comme destin manifeste

Plus structurel encore : le dogme de la croissance.

Nos économies sont construites sur un postulat simple et fou : il faut croître. Toujours. Plus de PIB. Plus de production. Plus de consommation. Plus d'extraction. La croissance n'est pas questionnée. Elle est l'horizon indépassable. Le but ultime. Le signe de santé d'une société.

Mais pourquoi cette obsession ? Parce que la croissance est notre façon collective de nier les limites. Croître indéfiniment, c'est prétendre que nous ne sommes pas finis. Que nous pouvons dépasser les contraintes. Que nous pouvons échapper à la mort du système en le faisant grandir toujours plus.

C'est une fuite en avant. Une tumeur qui se prend pour la santé.

Si nous acceptions que tout système vivant a des limites, que la finitude n'est pas un problème mais une caractéristique, la croissance infinie deviendrait immédiatement absurde. Criminelle même, puisqu'elle détruit les conditions de vie sur Terre.

Nous poserions une autre question : qu'est-ce qu'une économie stationnaire ? Une économie qui maintient le bien-être sans croître ? Qui répare plutôt que remplace ? Qui circule plutôt qu'accumule ?

Le capitalisme dans sa forme actuelle s'effondrerait. Non pas vers le chaos, mais vers des formes économiques qui ont existé pendant des millénaires et existent encore dans les marges : économies du don, coopératives, communs, échanges locaux.

La nation comme défense contre le vide

Il y a aussi le nationalisme. Cette idée que notre groupe (défini arbitrairement par des frontières, une langue, une histoire mythifiée) doit survivre, prospérer, dominer.

Le nationalisme n'est pas que de la xénophobie. C'est aussi une stratégie d'immortalité collective. Si ma nation survit, une partie de moi survit. Je peux mourir, mais "nous" continuons. L'identité nationale est un parapluie contre le néant.

C'est pourquoi les discours nationalistes résonnent si fort en temps de crise. Quand tout s'effondre, quand la mort devient visible, se raccrocher à une identité collective qui promet la continuité est rassurant.

Mais si nous acceptions collectivement notre finitude, non seulement individuelle mais aussi collective ? Les nations aussi meurent. Les empires s'effondrent. Les langues disparaissent. Les cultures mutent. Rien ne dure.

Cette acceptation ne conduirait pas à l'indifférence. Au contraire. Elle libérerait de l'énergie actuellement gaspillée à défendre des frontières imaginaires et à perpétuer des conflits héréditaires. Elle permettrait de reconnaître notre interdépendance réelle plutôt que notre séparation fantasmée.

Le patriotisme comme religion civile s'effondrerait. Les budgets militaires démesurés pour "protéger la nation éternelle" deviendraient intenables. L'idée même de sacrifier des vies humaines pour la survie d'une entité abstraite perdrait son sens.

La technologie comme salut

Enfin, peut-être le plus ancré : la foi technologique.

Nous croyons que la technologie nous sauvera. De la maladie, du vieillissement, des limites physiques, de la mort elle-même. L'intelligence artificielle, les nanotechnologies, le transhumanisme, la colonisation spatiale, autant de promesses d'échapper à notre condition mortelle.

Cette croyance structure nos investissements, nos recherches, nos imaginaires. Des milliardaires versent des fortunes dans la recherche sur l'immortalité. Des scientifiques travaillent à "vaincre la mort". Des futurologues promettent le téléchargement de la conscience.

C'est le déni ultime. Le refus le plus sophistiqué de notre finitude.

Si nous acceptions que nous sommes des êtres biologiques, mortels, interdépendants avec un écosystème qui nous dépasse, la technologie redeviendrait ce qu'elle devrait être : un outil. Pas un salut. Pas une échappatoire. Un outil pour vivre mieux le temps qui nous est donné, dans les limites qui sont les nôtres.

L'innovation technologique ne serait plus un but en soi. Nous questionnerions : cette technologie sert-elle la vie ou la fuite de la vie ? Nous abandonnerions les fantasmes transhumanistes pour nous concentrer sur des technologies qui réparent, qui régénèrent, qui relient.

L'industrie de la Silicon Valley, avec ses promesses de disruption infinie et de croissance exponentielle, s'effondrerait. La course technologique sans horizon ni questionnement perdrait sa justification.

Ce qui resterait

Alors voilà. Si nous acceptions collectivement notre finitude, ce qui s'effondrerait, c'est :

  • L'accumulation comme projet existentiel
  • L'héritage comme immortalité déguisée
  • Le travail comme preuve d'existence
  • La distraction comme mode de vie
  • La croissance comme destin manifeste
  • Le nationalisme comme défense collective
  • La technologie comme promesse de salut

C'est presque tout. C'est notre monde tel que nous le connaissons.

Mais ce qui resterait, c'est précisément ce qui compte.

Les relations. Le lien. La création pour le plaisir de créer, pas pour laisser une trace. Le travail choisi, mesuré, nécessaire. Le silence. La contemplation. L'appartenance à quelque chose de plus grand, pas une nation, pas une marque, mais le vivant lui-même. La transmission de ce qui est vivant. La réparation. Le soin. La célébration de ce qui passe précisément parce que ça passe.

Des vies plus petites, plus lentes, plus reliées. Des structures économiques au service de la vie plutôt que de sa négation. Des communautés qui honorent les passages plutôt que de les nier. Une politique de la limite plutôt que de la transgression.

L'expérience reste à faire

Cette expérience de pensée n'est pas une prescription. C'est un révélateur. Elle montre à quel point nos structures actuelles reposent sur le déni. À quel point nous sommes prisonniers d'une fuite collective qui nous détruit.

Accepter notre finitude ne résoudrait pas tous les problèmes. Cela en créerait de nouveaux. Mais ce seraient nos problèmes : comment vivre bien ensemble le temps qui nous est donné plutôt que les faux problèmes générés par le refus de mourir ?

Cette acceptation ne peut pas être décrétée. Elle ne viendra pas d'en haut. Elle émerge, fragment par fragment, dans les vies de ceux qui ont cessé de fuir. Dans les communautés qui pratiquent le deuil écologique. Dans les espaces où la mort est honorée plutôt que cachée. Dans les alternatives qui choisissent la suffisance plutôt que l'accumulation.

Ces espaces sont fragiles. Ils sont minoritaires. Mais ils prouvent quelque chose d'essentiel : on peut vivre autrement. On peut cesser de construire des civilisations pour échapper à la mort et commencer à construire des communautés pour honorer la vie.

Une dernière question

Si l'accumulation, l'héritage forcené, le travail aliénant, la distraction permanente, la croissance infinie, le nationalisme défensif et le salut technologique s'effondraient, que perdrait-on vraiment ?

Pas la vie. Pas le sens. Pas la joie.

On perdrait juste nos chaînes. Ces chaînes que nous avons forgées nous-mêmes, génération après génération, pour ne pas regarder en face ce qui a toujours été vrai : Nous sommes ici. Pour peu de temps. Ensemble. Et c'est suffisant.

Ou ce pourrait l'être, si nous cessions de fuir.


Références

Sur l'accumulation et le mythe de la croissance infinie :

  • Kallis, G., Hickel, J., O'Neill, D. W., et al. (2025). "Post-growth: the science of wellbeing within planetary boundaries". The Lancet Planetary Health.
  • Gorz, A. (1980). Adieux au prolétariat. Galilée.
  • Parrique, T. (2019). The Political Economy of Degrowth. Thèse de doctorat, Université Clermont Auvergne.

Sur le travail comme identité et la réduction du temps de travail :

  • Marty, C. (2025). "L'écologie libertaire d'André Gorz". Entretien et analyse.
  • Graeber, D. (2018). Bullshit Jobs: A Theory. Simon & Schuster.

Sur l'économie de l'attention et la distraction :

  • Williams, J. (2018). Stand Out of Our Light: Freedom and Resistance in the Attention Economy. Cambridge University Press.
  • Citton, Y. (2014). Pour une écologie de l'attention. Seuil.

Sur les hallucinations de la modernité (séparation, contrôle, croissance infinie) :

  • Oliveira, V. M. de (2025). Outgrowing Modernity: Digesting the Lessons of Hospicing Modernity. North Atlantic Books.

Sur le transhumanisme comme déni de la mort :

  • Becker, E. (1973). The Denial of Death. Free Press.
  • Solomon, S., Greenberg, J., & Pyszczynski, T. (2015). The Worm at the Core: On the Role of Death in Life. Random House.

Sur les économies stationnaires et alternatives :

  • Raworth, K. (2017). Doughnut Economics: Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist. Random House.
  • Gibson-Graham, J.K. (2006). A Postcapitalist Politics. University of Minnesota Press.

Sur les rituels de la mort et la métabolisation collective :

  • Macy, J., & Johnstone, C. (2012). Active Hope: How to Face the Mess We're in Without Going Crazy. New World Library.
  • Jenkinson, S. (2015). Die Wise: A Manifesto for Sanity and Soul. North Atlantic Books.

Sur la critique du nationalisme et de l'identité collective comme défense :

  • Anderson, B. (1983). Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. Verso.
  • Lehto, R. H., & Stein, K. F. (2009). "Death Anxiety: An Analysis of an Evolving Concept". Research and Theory for Nursing Practice, Vol. 23, No. 1.